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Avenue des Géants, Marc Dugain : dans la tête d’un tueur sociopathe

Avenue des Géants, Marc Dugain

Avenue des Géants, Marc Dugain

Cette « Avenue des Géants » de Marc Dugain nous entraîne dans un suspense psychologique plutôt que dans un pur thriller. Inspiré par la vie et les propos d’un tueur en série tristement célèbre, l’auteur a imaginé ce qui pouvait se passer dans la tête d’un tel homme, rendant habilement l’ambiguïté de ce cerveau lucide mais torturé.

Ne faites pas la gaffe (comme moi!) de vous informer sur le personnage réel avant de lire le livre. Le suspense n’en sera que meilleur, tout comme l’impact de la finale.

Si dès le départ, on sait qu’on a affaire à un sociopathe en prison, plus très jeune et étrangement conscient de son manque d’empathie et de sa perversité, on se prend pourtant d’une certaine sympathie pour le bonhomme intrigant qu’il est devenu, froid mais qui maîtrise maintenant sa violence, dit-il, et ne se plaint pas de son sort, presque rassuré d’être à l’abri de lui-même au pénitencier.

Et voilà qu’on remonte dans le passé avec lui. La tension est là. On sait qu’une tragédie se prépare, que cet adolescent de 15 ans va exploser, et on attend le moment fatidique avec anxiété. Puis c’est l’arrestation, le diagnostic de maladie mentale qui tombe, la réhabilitation. Tout ça nous est raconté par le tueur lui-même. Très intelligent, mais affublé d’un sérieux déficit émotif et affectif, il jongle constamment avec ses idées noires et ses fantasmes morbides, mais refusant, semble-t-il, de passer à l’acte. Si bien qu’on se dit qu’il n’est peut-être pas si sociopathe qu’on le pense…. jusqu’à ce qu’on accède à la finale.

Personnage inquiétant mais non dénué d’humanité, il pose la question qui nous brûle tous les lèvres : est-ce qu’on naît tueur? On ne pourra pas y répondre avec certitude, mais ce que semble suggérer l’auteur, c’est que des actes aussi dépourvus de sens à première vue s’expliquent par un ensemble de facteurs, biologiques peut-être, mais aussi psychologiques et sociologiques.

Ce qui m’est passé par la tête, moi, comme lectrice, est que certaines pathologies, enracinées dans l’enfance, sont impossibles à guérir, et que les thérapeutes sont bien naïfs de penser qu’ils peuvent lire dans un esprit aussi dérangé, qui sait si bien les manipuler. Troublant.

Cinéma : cherchez la femme

Ce n’est pas la première fois qu’on en parle et ce ne sera pas la dernière, car les choses bougent vraiment trop lentement (en fait, est-ce que ça bouge? Dites-le moi si le mal de mer vous pogne; moi, ça va.). Les réalisatrices sont trop peu nombreuses. Pourquoi? Comme en politique, les raisons sont sûrement multiples et difficiles à cerner. Les Réalisatrices Équitables en ont fait leur cheval de bataille et elles ont bien raison.

Certaines actrices, regroupées au sein de l’Union des Artistes, ont aussi mis cette question de l’avant : moins de rôles principaux pour les femmes au cinéma, et c’est encore pire après 40 ans.

L’équation est simple. Moins de personnages féminins importants parce que moins de femmes créatrices de ces histoires (scénaristes et réalisatrices). C’est compréhensible. On écrit sur ce qu’on connaît le mieux. Les hommes ont donc tendance à donner une figure masculine à leur héros. Et, à mon avis, les personnages secondaires féminins créés par des hommes sont souvent plus « fantasmés » que réalistes. Je ne dis pas que c’est toujours comme ça, je parle d’une tendance. (N’est pas « Mommy » Dolan qui veut.)

D’où la nécessité d’avoir davantage de femmes aux commandes. Pas parce qu’elles sont meilleures. Pas parce qu’elles vont révolutionner le monde du cinéma. Seulement parce que nous aussi, les filles, on a envie d’être bien représentées dans le monde du 7e art.

Tout ça pour vous dire que je m’amuse souvent à analyser les films réalisés et ainsi comparer les réalisateurs et leurs personnages principaux. Faites-le vous aussi, vous allez voir, c’est chaque fois pareil. J’avais envie de partager l’exercice avec vous aujourd’hui.

La SODEC a annoncé son soutien à 12 longs-métrages de fiction pour 2014-2015. Voici ce que ça donne (je n’ai gardé que le début des descriptions pour illustrer mon propos) :

6 h
« En 1955, Tom, 17 ans, en maison de redressement, apprend que son père est condamné à mort pour avoir tué son patron abusif et violent. »
Personnage principal : Tom
Réalisateur : Michel Jetté

BORIS SANS BÉATRICE
« Boris Malinowski, esprit fort, libéral et orgueilleux, a atteint tous ses buts. Depuis un temps, sa femme Béatrice, ministre au gouvernement du Canada, est clouée au lit victime d’une mystérieuse dépression. »
Personnage principal : Boris
Réalisateur : Denis Côté

DESPERADO
« Adrien, un solitaire d’âge mûr, se retrouve au mauvais endroit au mauvais moment et se fait enlever par Cédric et William, deux jeunes qui se sont sérieusement mis dans le pétrin. »
Personnage principal : Adrien
Réalisateur : Richard Angers

MISSION YÉTI
« Les destins de Nelly Maloye, détective privée débutante, et Simon Picard, assistant de recherche en sciences de l’Université Laval, se croisent accidentellement. »
Deux personnages principaux : Nelly et Simon
Réalisateurs : Pierre Greco et Nancy Florence Savard

Tiens donc… Première apparition d’une héroïne féminine et il y a justement une fille à la création. C’est un film d’animation, mais le rapport est le même.

NITRO RUSH
« Condamné pour le rôle qu’il a joué dans l’homicide involontaire d’un policier, Max apprend que son fils Théo vient d’être recruté par une organisation criminelle. »
Personnage principal : Max
Réalisateur : Alain Desrochers

PAYS
« À 25 ans, Félixe, nouvellement élue au gouvernement fédéral canadien, se voit catapultée à l’Île de Besco pour prendre part à une médiation concernant les ressources minières de ce pays. Émily, une médiatrice de renom aux prises avec des procédures de divorce difficiles, mène celle-ci. Danielle, la première ministre de l’île, tente de gérer la situation tout en s’occupant de sa vie familiale. Une amitié se nouera entre les trois femmes (…). »
Personnages principaux : Félixe, Émily et Danielle (Wow… Trois filles!)
Réalisatrice : Chloé Robichaud (Ah ben, tabarouette… une fille!)

PERDI EN AYITI
« Après avoir connu le sommet, l’animateur de talk-show Marc Morin est à un tournant de sa carrière et de sa vie personnelle. Pour le relancer, son agent lui organise contre son gré un séjour en Haïti, cinq ans après le séisme de 2010, afin d’agir comme porte-parole d’une ONG québécoise qui œuvre là-bas. »
Personnage principal : Marc Morin
Réalisateur : Benoit Pelletier

LE PROBLÈME D’INFILTRATION
« Chirurgien dédié au sort des grands brûlés, époux d’une femme sensible et intelligente, père d’un enfant docile, bricoleur adroit, cuisinier hors pair, Louis Robert vit la perfection jusqu’au jour fatidique où tout se met à se fissurer. »
Personnage principal : Louis Robert
Réalisateur : Robert Morin

LES TROIS P’TITS COCHONS 2
« Nous retrouvons les trois petits cochons cinq ans plus tard, toujours victimes de leur sexualité débordante. »
Personnages principaux : 3 gars
Réalisateur : Jean-François Pouliot

X QUINIENTOS
« X Quinientos nous raconte les histoires d’Alex, Maria et David, trois jeunes migrants du continent américain qui sont chacun confrontés au décès d’un être cher. »
Personnages principaux : Alex, Maria (une fille, youppi!) et David
Réalisateur : Juan Andrés Arango

A WORTHY COMPANION
« Robert Drake est un postier qui vit dans une banlieue nord-américaine. Il est perçu comme un employé modèle, comme un aide-soignant de son frère handicapé, et comme un voisin tranquille. »
Personnage principal : Robert Drake
Réalisateurs : Carlos Sanchez et Jason Sanchez

BIRTHMARKED
« En 1976, Ben Morin et Catherine O’Neal commencent une expérience visant à changer notre compréhension de l’identité humaine. »
Personnages principaux : Ben et Catherine (ah!)
Réalisateur : Emmanuel Hoss-Desmarais

Maintenant, faites le décompte. Une seule réalisatrice sur 12 films (non, 2 réalisatrices, pardon… versus 11 réalisateurs). Combien d’héroïnes?

Je ne reproche absolument pas aux gars d’écrire des rôles de gars. Je constate seulement que si on veut avoir à l’écran davantage de beaux rôles d’avant-plan féminins, il faut que les femmes puissent scénariser et réaliser leurs propres films. Et je me demande comment ça se fait que ce n’est toujours pas le cas. Qu’est-ce qui ne va pas? Pourquoi ça ne bouge pas davantage de ce côté-là? Les filles sont talentueuses aussi, alors ce n’est pas le problème. Et il y en a forcément un. Un tel pourcentage, un tel déséquilibre, ce n’est pas normal.

Pizza 3D et vaisselle aux tomates

Je ne sais pas si c’est une bonne nouvelle, mais on pourra bientôt se faire une pizza à l’imprimante 3D plutôt qu’au four à bois.

On doit cette innovation aux astronautes américains qui souhaitaient importer cette bonne vieille recette italienne dans leur vaisseau doré. On a beau embrasser le progrès, rien ne remplace la bouffe confort pour réchauffer un coeur d’explorateur.

Depuis quelques semaines, la rumeur persiste : cette technologie sera bientôt disponible pour le grand public (peut-être plus rapidement que pour nos confrères du ciel d’ailleurs, qui doivent encore surmonter quelques obstacles dus à l’apesanteur). Bien sûr, le coût de ces premiers modèles nourriciers en fera des gâteries pour élite, mais c’est comme ça que ça commence… même si on ne sait jamais exactement comment ça finit.

Si j’ai bien compris, la machine intègre des aliments déshydratés et les « imprime » par couches sur la plaque de cuisson. Pendant que la pâte se fait bronzer, la tomate en poudre est mixée à de l’eau et de l’huile avant de venir coiffer l’autre amie poudrée. Selon Anjan Contractor, ingénieur responsable du développement à la NASA, une pizza 3D se cuit en 70 secondes, c’est-ti-pas-beau? Ils ne savent pas encore combien de temps ça prendra pour la digérer.

Après la pizza, ce sera la gauffre, et on nous promet la bûche de Noël pour l’an prochain. (Non, non, cherchez pas, c’est moi qui passe commande, là.) Une entreprise espagnole travaille sur un prototype plus convivial et tentant que celui de nos astronautes, où spaghettis, pains à sandwichs et biscuits sont à l’essai.

Quand je vois où la technologie est rendue, je me dis qu’il serait temps que je m’achète un lave-vaisselle. Question de ne pas être trop dépassée.

Ou alors, je saute l’étape du lave-vaisselle et je ramasse plutôt mon argent pour la prochaine imprimante 3D qui servira à fabriquer de la vaisselle mangeable.

Le rêve, non?

Pratico, écolo et, si on est chanceux, gastronono (beau, bon, et pas compliqué).

Et je ne rêve pas sans raison.

La chercheuse montréalaise Diane Leclair Bisson a commencé, il y a quelques années, des expérimentations en design de vaisselle mangeable. Son livre « Comestible/Edible » illustre le travail de son équipe. On y retrouve, entre autres, un ramequin croquant à la purée de mangue, des fourchettes au quinoa rouge et paprika et une assiette au lait de coco et gélatine qui, ma foi, ont l’air plus appétissants que la pizza 3D première mouture.

Aux dernières nouvelles, elle collaborait d’ailleurs avec un designer italien pour harmoniser de la vaisselle de tomates aux saveurs milanaises.

Pour le bien de nos yeux et de nos papilles, et afin de nous débarrasser le plus rapidement possible de cette tâche ingrate qu’est le nettoyage d’assiettes, j’ose un voeu pas si pieux. SVP, Mme Diane, contactez la NASA.

Vaisselle comestible, projet FoodNests, Diane Leclair Bisson et Vito Gionatan Lassandro

Vaisselle comestible, projet FoodNests, Diane Leclair Bisson et Vito Gionatan Lassandro

Expédition Franklin : les naufragés des glaces

Deux navires pris dans les glaces et dont on n’avait jamais retrouvé la trace. Des hommes condamnés à vivre — et à mourir — de faim et de froid, loin des leurs, dans un environnement du bout du monde. L’Erebus et le Terror font partie de la légende et on vient de retrouver l’un deux. L’expédition Franklin va enfin révéler ses derniers secrets.

Expédition Franklin, épave retrouvée

Photo prise par un sonar de Parcs Canada

Je ne sais plus quand j’ai entendu parler pour la première fois des naufrages de cette expédition dans l’Arctique, mais c’est le genre d’histoire qui frappe l’imaginaire. Le mien, en tout cas.

Terreur, Dan SimmonsFascinée par le sort des ces hommes, j’ai donc lu avec beaucoup de plaisir, malgré ses longueurs, le roman de Dan Simmons, Terreur, inspiré de ce qu’on connaissait de cette aventure. Si vous souhaitez en savoir plus, je vous conseille ce livre, fictif bien entendu, mais qui rend bien l’esprit qui devait régner sur ces bateaux. Dan Simmons a même effectué des recherches de terrain, se rendant dans le Grand Nord pour vivre les sensations (le froid et le noir, notamment) qu’il a intégrées au récit.

Il imagine les confidences d’un des commandants, Francis Crozier, qui nous raconte les événements dans son journal : la longue attente, la peur, l’espoir, la maladie, les morts qui surviennent, une à une, dans cet endroit polaire où ils sont isolés et complètement perdus. Ils ont mis beaucoup de temps à quitter les vaisseaux, espérant toujours être rescapés. À bout de provisions, au bout de longs mois de résistance (années même!), ils ont dû se résoudre (du moins, les quelques survivants) à partir à pied sur la terre glacée.

On connaît les grandes lignes de l’histoire, alors je ne vends pas de punch, mais l’immersion est réussie. Dan Simmons arrive à nous faire ressentir de façon réaliste et très crédible ce que ces pauvres marins ont dû vivre. À son habitude, il a rajouté une touche de fantastique, un monstre nordique semblable à un ours géant qui rôde autour d’eux, tel un fantôme, et qui les terrorise. Il incarne l’inconnu, la métaphore de cette peur devant ce milieu qui leur était hostile, car totalement étranger. L’auteur n’oublie pas non plus d’illustrer ce racisme latent qui élevait une barrière entre les marins anglais et les Inuits, ce qui leur a certainement nui, et les a sans doute même condamnés.

La fin imaginée par l’auteur s’étire inutilement (à mon goût, du moins), mais ça n’a pas altéré mes fortes impressions de lecture.

Sous les étoiles

J’ai aussi lu le livre de Dominique Fortier, Du bon usage des étoiles. On a droit ici à de la bonne littérature, plus largement inspirée du mythe, mais moins collée à la réalité des marins. Ce sont deux romans totalement différents. Pour se mettre dans la peau des hommes, c’est celui de Dan Simmons qu’il faut choisir. Pour se plonger davantage dans la société victorienne, on pourra opter pour le roman de Dominique Fortier.

Cet été, j’ai eu le plaisir d’interviewer Charles Dagneau, un archéologue subaquatique de Parcs Canada. Après l’étude de l’épave de l’Empress of Ireland, il devait joindre l’équipe de recherche du Franklin. Plusieurs expéditions ont eu lieu au fil du temps, sans succès, mais l’équipe espérait découvrir le trésor dans cette nouvelle zone de recherche. Eurêka.

Un Télex de Cuba de Rachel Kushner envoûtant

Télex de Cuba, Rachel KushnerEntre 1952 et 1959, Cuba subit de grands bouleversements sociaux et politiques. Du coup d’État fomenté par Batista, à la solde des Américains, jusqu’à la Révolution de Castro, qui les chassera du territoire, l’île a vécu quelques années instables que nous raconte Rachel Kushner dans son Télex de Cuba. L’auteure multiplie les voix pour nous faire vivre ces années de l’intérieur. Comme si on y était, donc. Et c’est plutôt réussi.

Venue de son Tennessee natal, la jeune Everly débarque avec ses parents, d’abord à La Havane, puis à Preston et à Nicaro où son père dirigera une mine de nickel, alors que Batista vient de s’installer au pouvoir. On découvre l’île à travers ses yeux d’enfant, puis d’adolescente. Un regard curieux, ouvert, allumé. On s’attache tout de suite à cette personnalité hors du commun, sensible et déjà affirmée. Rachel Kushner s’est inspirée des souvenirs de ses grands-parents et de l’enfance de sa mère pour écrire ce roman. On devine que la petite Everly fait honneur à l’ombre maternelle.

En contre-chant, on suit aussi le fils d’un dirigeant de la production de canne à sucre, ainsi que plusieurs Américains venus chercher de meilleures conditions de vie à Cuba, mais qui vivent en autarcie dans leur petit monde de Blancs américains dans un système qui les favorisent au détriment des travailleurs locaux.

Et dans les choeurs, les voix d’un trafiquant d’armes français et d’une danseuse et putain cubaine, espionne pour Castro, viennent ponctuer le récit.

La plupart des personnages se croisent, mais parfois sans se connaître, ou alors si peu. Chacun de ces points de vue vient enrichir le portrait global de ces années cubaines.

C’est surtout l’univers des expatriés américains qu’on apprend à connaître, tout en prenant conscience du choc des cultures et des enjeux historiques et sociaux de la révolution cubaine. L’auteure passe par l’intime pour nous faire connaître un pan de la grande Histoire. On en ressort un peu plus savant et avec des parfums et des couleurs plein la tête qui donnent envie d’aller danser la salsa dans les Caraïbes, un daiquiri à la main. Un peu plus et on ressent, nous aussi, la nostalgie de ces années-là et le mal du pays.

Qu’est-ce qu’on a fait de nos rêves? de Jennifer Egan : le mouvement du temps

Qu'est-ce qu'on a fait de nos rêves? de Jennifer Egan

Qu’est-ce qu’on a fait de nos rêves? de Jennifer Egan

Tout bouge et rien ne se passe exactement comme on l’avait prévu. Jennifer Egan nous invite au bal du temps dans son roman « Qu’est-ce qu’on a fait de nos rêves? », prix Pulitzer 2011. Danseurs talentueux ou maladroits, parfois chanceux, parfois pas, ses personnages se frôlent, s’entrecroisent, se choisissent ou se saluent le temps de quelques pas. Ils évoluent comme ils peuvent sur une piste accidentée, s’enfargent, se relèvent, prennent des pauses avant de reprendre leur élan. Et c’est comme ça, presque à leur insu, que le temps file et que leur vie se chorégraphie.

Le titre traduit évoque une certaine nostalgie, mais il n’est pas tant question ici de rêves perdus que de la vie qui est mouvement constant. Pour survivre, nous sommes obligés d’apprendre à valser avec une certaine souplesse. Le titre original, « A Visit from the Goon Squad », qui signifie une visite des « gros bras » payés pour intimider les grévistes ou l’adversaire, est d’ailleurs une métaphore de cet élément imposant qu’est le temps, qui vient se mettre en travers de nos routes pour faire dévier notre trajectoire, parfois brutalement.

Jennifer Egan nous dépeint ses personnages à travers une narration non linéaire à plusieurs voix qui nous laisse entrevoir plus nettement ce lien ténu entre les êtres et les événements, qui, tous, influencent le cours des choses dans le tourbillon des années. Ces récits multiples se lisent comme de courtes nouvelles mais forment un grand tout.

Ainsi, Sasha, une kleptomane new-yorkaise dans la mi-trentaine, partira ce bal. On la rencontre peu après 2001, à un moment flottant de sa vie, alors qu’elle vient de voler un portefeuille en présence d’Alex, une aventure d’un soir. Elle consulte un psy et est en période de remise en question entre un passé tumultueux et un avenir plus serein, qui nous seront racontés plus tard dans le roman à travers les yeux de son oncle Ted et de sa fille Alison.

Au second chapitre, Sasha est reléguée au second plan et on fait la connaissance de Bennie quelques années plus tôt. Producteur de musique et patron de Sasha, il traverse lui aussi une période trouble, de déroute et d’angoisse (il avale de la poudre d’or pour remédier à son problème d’impuissance sexuelle et utilise des pesticides pour détruire le poil de ses aisselles!).

Et ainsi, de chapitre en chapitre, on plonge parfois dans les années 80, parfois au début des années 2000 ou plus tard. On suit tour à tour des membres de l’ancien groupe punk de Bennie ou un des personnages qui a croisé son chemin ou celui de Sasha.

La vie est mouvement et chaos, dira l’un des personnages. Dans ce magma d’histoires, l’auteure trace une ligne fine pour ordonner un peu ce chaos, mais son récit exige du lecteur un certain effort d’attention pour suivre les protagonistes du récit, qui, de personnages très secondaires dans certains chapitres, deviennent le personnage principal dans un autre. Parfois, c’est nécessaire de revenir vers l’arrière pour se rafraîchir la mémoire, mais chacun de ces bouts de vie m’a captivé et j’ai pris plaisir à resituer les différents individus d’une histoire à l’autre. À la fois colorés et semblables à chacun de nous, ces êtres prennent ancrage dans un monde très contemporain qui est le nôtre et qui progresse à une vitesse folle.

On terminera cette traversée dans le futur à l’emplacement des tours tombées du World Trade Center, lors d’un spectacle-événement organisé par un Bennie dans la soixantaine, aidé par Alex, l’aventure d’un soir de jadis de Sasha. La boucle est bouclée, même si on sait que la ronde va inévitablement reprendre. Rien ne se passe exactement comme prévu mais tout est possible. Le temps est un gorille sans scrupules, mais il ne faut surtout pas se laisser intimider.

Rêves oubliés, de Léonor de Récondo

 oubliés, Léonor de RécondoChassée par les franquistes, la famille d’Aïta et d’Ama devra se réinventer une vie d’exil où la nostalgie n’a pas sa place. L’auteure Léonor de Récondo raconte ces rêves oubliés par petites touches. On s’immisce dans la vie de cette famille comme un oiseau qui espionne à la fenêtre et, de temps en temps, se penche par-dessus l’épaule de la courageuse héroïne pour voler des bribes de son journal intime.

Dans l’ombre d’une guerre civile espagnole, dont on parlera peu, puis de la Seconde Guerre mondiale, dans une France occupée par les Allemands, le clan tissera des liens solides, renforcés par l’adversité. Le besoin d’appartenance à sa famille prend une importance considérable sur une Terre où tous vous considèrent comme des étrangers.

C’est de ce lien fort dont il est surtout question dans ce court récit, mais aussi de l’histoire d’amour d’Ama et Aïda, un amour jamais remis en question et qui s’enracine dans les aléas d’un quotidien peu reposant. Les grands et petits drames se vivent de la même façon, ancrés dans un présent sans fioritures, et dont on goûte chaque instant parce qu’on ne sait pas de quoi le futur sera fait. Et parce que si le passé laisse des traces, on ne peut s’accorder le luxe de s’y complaire.

Sans être inoubliables, ces Rêves oubliés de Léonor de Récondo nous font vivre avec justesse et sensibilité la douleur de l’exil, l’importance du temps présent, et le rempart au malheur que peut être le clan familial.

Les portes tournantes

Cette ligne de fin d’année s’est franchie comme à l’arrivée pour moi : en mettant un pied devant l’autre. Vous aussi, je parie. C’est encore ce que je compte faire pour chaque jour de l’année qui vient, alors pas de fla-fla, pas de résolutions rabat-joie, ni de promesses qui risqueraient de ne pas être tenues. Je vais faire mon possible, ce qui est déjà beaucoup, et tenter de sortir du bon côté des portes tournantes. Rien de plus détestable que de se rendre compte qu’on a tourné en rond. Je blague à demi, mais ne pas se laisser emporter dans le tourbillon de ces portes peut parfois être très sportif!

Les bilans 2013 ont abondé et je les suis toujours avec beaucoup de plaisir et un brin de complaisance (l’important, c’est d’y voir défiler nos têtes à claques). Pour ajouter ma touche personnelle à tous ces bye bye, voici donc dix points de rencontre culturels (mais pas drôles du tout, j’ai laissé l’humour pour un moment de l’autre côté des portes) où m’ont menée mes pas et qui ont chatouillé mes orteils. Dans le désordre.

1. Claude Robinson, qui n’a pas été suffisamment mis de l’avant dans les bilans de fin d’année. Il aurait dû être porté triomphalement sur le bouclier d’Abraracourcix. Mon oeil s’est attardé sur ce texte d’Yves Boisvert, et j’espère que ces clowns tristes perdront enfin panache, perruques et millions en 2014. Comment se fait-il qu’ils aient encore une chemise sur le dos?

2. Dany Laferrière. Si l’Académie française n’a pas une grande résonance dans nos coeurs de Québécois, on est quand même bien conscient que ce n’est pas un mince exploit d’y être admis. Et ça flatte un peu notre ego chauvin d’entendre l’écrivain donner de l’importance au Québec dans ses entrevues en France.

3. Unité 9. Assurément un des téléromans les plus réussis, et utiles, des dernières années, tous pays confondus.

4. Karine Vanasse dans Revenge. Cette série est mon péché mignon. J’aime suivre cette drama pour filles, savant mélange de suspense, d’action, de romances et de glamour, portée par des personnages féminins forts. Encore un peu de chauvinisme, mais comment ne pas sourire de l’apparition de cette actrice (qui en plus d’être des nôtres, est belle et brillante, a un naturel fou et a le culot d’être sympathique, n’en jetez plus, la cour est pleine), qui tient un rôle assez important dans la saison 3. Ça fait un p’tit velours. Nos artistes sont nos voisins ici, au Québec, alors quand le voisin voyage…

5. Mon nouveau Sony Reader avec rabat, qui remplace mon Kindle tristement obsolescent.

6. René Magritte, qui a clos mon année, au MOMA à New York. Un de mes peintres préférés, dont une grosse partie de ses oeuvres majeures sont rassemblées dans cette expo. J’ai donc pu admirer grandeur nature des tableaux comme La condition humaine, Le thérapeute et Les amants, un sourire en coin, car sous sa fascination (parfois morbide) pour l’inconscient, se cache aussi beaucoup d’humour. Vous pouvez l’attraper au MOMA jusqu’au 12 janvier, sinon, il faudra vous rendre à Houston ou à Chicago.

7. Broadchurch. Une des très bonnes séries policières que j’ai vues cette année. La meilleure, en fait, parce que je la regarderais avec plaisir de nouveau même si j’en connais la fin. Ça tient beaucoup aux paysages, aux personnages et à un rythme bien dosé, qui convient à l’ambiance de vents et de falaise sans rien alourdir. La version francophone sera diffusée à Radio-Canada (à partir du 28 février, je crois, mais je dis ça sous toute réserve).

8. Titi Robin et son passage au Festival de jazz de Montréal. Sa musique s’inspire de l’âme gitane et fait monter du sol une irrésistible fièvre qui se propage dans le corps en entier, de nos orteils à nos oreilles.

9. Sherlock Holmes vient d’entrer dans le domaine public. Ce personnage déjà légendaire appartient maintenant à tous. C’est quand même quelque chose quand un personnage fictif devient à ce point immortel.

10. L’Ermitage. En 2013, j’ai enfin mis les pieds dans ce lieu mythique. Impossible de tout voir de cet immense musée en une seule fois (il inclut 4 palais), mais c’est déjà un souvenir impérissable que d’avoir pu déambuler entre ces murs magnifiques, ancien antre de Catherine la Grande, dans un Saint-Pétersbourg dont l’architecture spectaculaire fait oublier la grisaille de sa température.

Ermitage vu de la Neva, Saint-Pétersbourg

Ermitage vu de la Neva, Saint-Pétersbourg, Photo Wikipedia

Musée L'Ermitage, Saint-Pétersbourg, Russie, Juin 2013 © Julie Marcil

Musée L’Ermitage, Saint-Pétersbourg, Russie, Juin 2013 © Julie Marcil

Je vous souhaite une année 2014 pleine de belles découvertes.

Si les murs pouvaient parler

Si les murs pouvaient parler… Quels mondes fantastiques s’ouvriraient à nous! Imaginez tous ces secrets d’alcôve dévoilés, au grand bonheur des potineux et écornifleurs (que nous sommes tous un peu, admettons-le). Pensez à tous ces crimes non résolus qui trouveraient soudain leur coupable. Et quoi d’autre encore…

Brodie, village fantôme du Far West

Brodie, village fantôme du Far West

J’attends avec impatience l’invention de cet engin qui captera ondes et chromatiques emmagasinées dans la pierre et le bois des maisons, pour en recréer les images et sons de l’Histoire. Est-ce qu’on y trouverait réponses à nos questions? Est-ce qu’on se reconnaîtrait dans tous ces gens passés avant nous? Est-ce qu’on arriverait à les comprendre?

C’est peut-être un mal pour un bien que ces cloisons demeurent closes. On a beau dire que la réalité dépasse souvent la fiction, les faits crus décevraient peut-être les espoirs créés par notre esprit créatif. Mais n’empêche… Ça fait rêver, non?

C’est l’auteure Ariane Gélinas qui m’a remise sur cette piste récemment. J’ai toujours été attirée par les villages abandonnés et les champs de fouille archéologique. Je me suis promenée avec bonheur (et avec une curiosité insatiable) dans les dédales des ruines de Deir-El-Medineh, ce village d’artisans-prêtres de l’Égypte pharaonique, et je rêve de mettre un jour les pieds à Pompei, mais j’ignorais qu’il existait autant de villages disparus ici même au Québec.

C’est à la fois terrifiant et fascinant de savoir que, même ici au Québec, tout un village peut disparaître en poussière en un rien de temps et je suis sensible à ce qu’ont pu vivre ces gens. Toutefois, ce n’est pas tellement l’appel de la catastrophe qui m’intéresse dans ces villages fantômes, ou ce qu’il en reste, mais tout simplement la trace qu’ils laissent. Ils sont comme des témoins de temps révolus mais non moins vivants.

La petite fille en moi imagine avec émerveillement, et un certain sens du recueillement, que le mur qu’elle touche a été érigé par des gens qui sont passés par là quelques décennies avant elle et que cette pierre ou cette brique est un lien ténu vers eux et leurs histoires.

Et mon petit doigt me dit que je ne suis pas la seule… D’ailleurs, tout un pan du tourisme est basé là-dessus.

Gary Lawrence, sur son blogue de L’Actualité en a relevé quelques-uns l’an dernier. Il existe aussi des répertoires de lieux abandonnés pour ce qu’on appelle les explorateurs urbains.

Et vous? En êtes-vous un? Est-ce que ça vous inspire pour l’une de vos prochaines destinations vacances?

Pour explorer le village de Deir-El-Medineh: